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300 Contaminants dans nos nappes !

Polluant par polluant, notre analyse des eaux souterraines en France

Par Raphaëlle Aubert, Léa Sanchez & Elsa Delmas - Article du journal "Le Monde"



L’eau des sous-sols, longtemps considérée comme protégée des pollutions, est durablement

marquée par les activités humaines en surface. Les mesures que nous avons rassemblées ici pour la première fois démontrent l’ampleur d’un problème longtemps ignoré – et qui ne va faire que s’aggraver.






« Le Monde » a agrégé les mesures correspondant à 300 contaminants (pesticides, métaux,

médicaments...) dans 24 700 stations de surveillance.





Pesticides, nitrates, hydrocarbures aromatiques polycycliques... La carte des contaminations des eaux souterraines présentée ci-dessous a été conçue par Le Monde, dans le cadre du projet « Under the surface », mené avec six médias partenaires, initié par le média espagnol Datadista et coordonné par Arena for Journalisme in Europe.


Elle montre l’étendue des pollutions qui atteignent nos nappes, surveillées par les 24 700 stations de contrôle des eaux souterraines que nous avons sélectionnées. Sur les millions de données agrégées pour la période 2016-2023, plus d’un quart (28 %) ont enregistré au moins un dépassement de valeurs seuils liées à des contaminants surveillés par les autorités.


Au tournant du millénaire, l’objectif fixé par l’Union européenne était de restaurer le « bon état » des eaux souterraines dès 2015. Rendez-vous raté.


Tous les six ans, les États membres envoient à Bruxelles un état des lieux de leurs eaux. Dans la dernière version de ce document, les autorités françaises reconnaissent qu’un tiers de leurs masses d’eau souterraines sont en mauvais « état chimique ». Malgré une échéance repoussée à 2027, « il reste encore beaucoup à faire pour atteindre le bon état des masses d’eau et cet objectif ne sera pas atteint », notait la Cour des Comptes en juillet 2023.


Le Monde et ses partenaires ont eu accès aux données de la période 2016-2021, les dernières disponibles, envoyées à Bruxelles. En les combinant à celles de la Banque nationale d’accès aux données des eaux souterraines (Ades), qui s’étendent aux années 2022 et 2023, nous avons pu dresser un bilan inédit, molécule par molécule, de la pollution des nappes en France.


Des centaines de polluants dans nos nappes

Les textes français imposent des valeurs maximales pour environ 250 polluants (dont 25 ont été retirés de notre analyse, voir notre méthodologie). En plus de cette « liste minimale », les autorités surveillent avec attention plusieurs molécules pour lesquelles il n’a pas été défini de valeurs seuils.


Après concertation avec des hydrogéologues, nous avons intégré 74 de ces contaminants à notre analyse.


En France, un vaste réseau de stations permet de surveiller la qualité des nappes, en particulier celles exploitées pour la consommation humaine – deux tiers de notre eau potable provient en effet des sous-sols.


Même en se cantonnant à ce que la loi qualifie de « liste minimale » de polluants, le constat est très préoccupant. La pollution est partout ou presque et certaines stations de mesures enregistrent des dépassements pour plusieurs molécules – jusqu’à une trentaine pour des captages de Limésy (Seine-Maritime), Choye (Haute-Saône) et Baulny (Meuse).

Les pesticides et leurs sous-produits – appelés métabolites –, isolés sur cette carte, sont la première source de contamination des eaux souterraines. Ils sont présents et quantifiés dans 97 % des stations de contrôle, et dépassent les normes dans près de 20 % d’entre elles.


Sans surprise, la carte de la pollution aux pesticides se superpose à celle des zones où les traitements phytosanitaires sont les plus fréquents.


Ces mesures révèlent aussi la persistance dans nos nappes de molécules pourtant interdites depuis des décennies. En Martinique et en Guadeloupe, la chlordécone, utilisée jusqu’en 1993 dans les bananeraies malgré son classement comme cancérogène possible dès 1979, dépasse encore les seuils trente ans plus tard.


L’atrazine, un herbicide utilisé des années 1960 à 2003 pour la culture du maïs, en est un autre exemple. Cette substance, et surtout ses métabolites, excèdent 1 microgramme par litre dans environ 1 700 stations, soit 7 % des points où ils ont été recherchés. Dans certaines zones, leur concentration « tend encore à augmenter », explique Hélène Blanchoud, biogéochimiste de l’Ecole pratique des hautes études. C’est la conséquence du « temps de transfert très long des sols jusqu’à la nappe ».


C’est aussi le cas de pesticides bannis récemment. Les deux métabolites de la chloridazone, un herbicide employé pour la culture des betteraves jusqu’en 2020, dépassent la norme de qualité dans plus de 1 700 stations de mesures (18 % des stations où ils ont été recherchés), surtout dans les Hauts-de-France.

Reflet de cette contamination, la culture betteravière est très concentrée dans le nord-est de la France.


Naturellement présents en faible quantité dans les eaux, les nitrates atteignent des niveaux élevés en raison du recours massif aux engrais azotés, qui a fait bondir leur concentration dans les nappes. Les autorités considèrent qu’une concentration excédante 25 mg/l est « de nature à influencer la filière de potabilisation des eaux ». Au-delà de 50 mg/l, la norme de qualité est franchie. « Pour ces contaminants historiques, la situation a globalement commencé à s’améliorer à partir de la mise en application de la directive nitrates » de 1991, comme en Bretagne, constate Laurence Gourcy, scientifique du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).


L’agriculture conventionnelle n’est pas la seule responsable des contaminations : les polluants d’origine industrielle excèdent les concentrations maximales pour un bon état des eaux souterraines dans 460 stations, principalement localisées dans les bassins industriels. Parmi les substances les plus mesurées, plusieurs cancérogènes probables, comme le trichloréthylène et le tétrachloroéthylène.

Le perchlorate est une des plus anciennes molécules de synthèse qui persistent dans les nappes. Issu, entre autres, de la fabrication et de l’explosion de munitions de la première guerre mondiale, ce perturbateur endocrinien pollue les sous-sols du nord-est, théâtres des combats de 1914-1918.


Les métaux, métalloïdes et autres ions minéraux sont présents naturellement dans les nappes et il est plus difficile de savoir si l’origine des dépassements provient des activités humaines. L’arsenic a, par exemple, excédé les valeurs seuils dans 579 stations.

Nos analyses identifient aussi des dépassements pour les principaux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), des composés très toxiques présents dans le goudron de nos routes ou dégagés lors de la combustion du charbon, du bois ou du carburant. « On savait qu’il y en avait dans les rivières mais le transfert vers la nappe est inquiétant », estime l’hydrogéologue Florence Habets, directrice de recherche au CNRS et professeure attachée à l’ENS.


Le long voyage des polluants

L’eau des sous-sols, longtemps considérée comme protégée des pollutions, est durablement marquée par les activités humaines en surface. Les mesures que nous avons rassemblées ici pour la première fois démontrent l’ampleur d’un problème longtemps ignoré – et qui ne va faire que s’aggraver.


Les substances émises à la surface pénètrent dans les eaux souterraines, par les échanges avec les cours d’eau ou via l’infiltration des molécules déposées sur les sols. La rapidité et l’ampleur de ce transfert dépendent de multiples paramètres : pluviométrie, caractéristiques des sols et des substances, profondeur des nappes…


Avec le temps, même les nappes les plus préservées peuvent être touchées. « Si une nappe profonde est contaminée, c’est encore plus grave. Elle peut mettre des centaines d’années à se renouveler », commente Yves Lévi, professeur émérite en santé publique à la faculté de pharmacie de l’université Paris Saclay.


Les eaux souterraines ne restent pas cantonnées au sous-sol. Elles alimentent les cours d’eau et les sources, où les pollutions « ressurgissent », pointe Florence Habets. « Nous, humains, on peut traiter nos eaux dans une certaine mesure, mais la biodiversité va continuer à être touchée », s’insurge la chercheuse.




Quand les zones sont trop dégradées, les captages destinés à la consommation humaine sont abandonnés.


En quarante ans, 13 000 captages d’eau potable ont été fermés. Un tiers d’entre eux l’ont été en raison de la mauvaise qualité des eaux, principalement à cause de teneurs excessives en nitrates et en pesticides.


Un arrêté détaille, pour une liste restreinte de polluants, les concentrations (bien supérieures aux normes environnementales) qui peuvent déclencher la fermeture d’un captage d’eau potable.


Selon nos calculs, entre 2016 et 2023, ces valeurs ont été dépassées au moins une fois dans 1 225 stations.


Un « effet cocktail » dans des nappes en déclin


Soixante-quatorze de ces substances surveillées figurent sur la liste des « cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction » possibles ou certains. Quid de leur coexistence dans les nappes ? Comment vont-elles interagir ?

« La toxicologie n’est pas capable de prédire les effets toxiques de tous ces mélanges, mais on se doute bien que si cette multitude de molécules sont présentes dans nos nappes, chacune avec sa cible, a priori, les conséquences sont peu favorables pour la santé », analyse Yves Lévi, également membre de l’Académie des technologies et des Académies nationales de médecine et de pharmacie.

Outre les contaminations, les nappes françaises font aussi face à un problème de volume : 81 masses d’eau sur 687 sont déclarées en « état quantitatif médiocre », selon les dernières données fournies par la France à l’UE. Les prélèvements humains y excèdent la capacité de recharge des nappes.


Les tendances calculées par les hydrogéologues de l’IGRAC sur plus de vingt ans montrent des baisses des niveaux d’eau dans plus de 700 stations sur 1 900. « Le manque de précipitations n’explique pas tout. Les causes sont aussi à rechercher du côté de la surexploitation, du changement d’utilisation des sols… », commente Elisabeth Lictevout, directrice de ce centre rattaché à l’Unesco, qui développe les connaissances sur les eaux souterraines au niveau mondial.


Même si l’année 2024 s’annonce plus généreuse en pluies, Mme Lictevout rappelle que « ce n’est pas une saison qui va inverser une tendance sur deux décennies ». Vous pouvez explorer la carte en actionnant le bouton en haut à droite.


En période de sécheresse, la rareté de l’eau crée des conflits d’usage entre l’irrigation et la consommation d’eau potable. Les polluants sont moins dilués, il faut donc décontaminer davantage, ou ouvrir de nouveaux puits, ce qui augmente les tarifs de l’eau pour les consommateurs. « Le principe du pollueur-payeur devient celui du pollué-payeur », regrette Denis Szalkowski, maire de Saint-Eloi de Fourques (Eure), une commune normande où le prix du mètre cube d’eau devait grimper, début avril, de 60 %.


« Il serait plus économique de protéger le milieu, d’autant que les traitements protègent la population, mais pas la nature », estime Laurence Gourcy, du BRGM.


Ces constats sont extrêmement alarmants. Les analyses présentées ici comportent pourtant de nombreux angles morts.


Le BRGM note que « beaucoup de polluants issus de pollutions industrielles », comme le bisphénol, utilisé pour la fabrication de plastiques, sont toujours dépourvus de valeur seuil. Parmi elles, les PFAS, ces « polluants éternels » dont Le Monde a révélé l’étendue de la contamination en Europe, voyagent dans les nappes proches du Rhin et du Rhône.

Pour les médicaments non plus, il n’existe pas de valeur seuil. Les traitements que nous prenons et que nous rejetons sont pourtant bien présents dans les eaux et quantifiés dans de nombreuses stations. En témoigne cette carte réalisée pour vingt substances (hormones, antidouleurs, antibiotiques…), sélectionnées grâce à nos échanges avec le BRGM.

Leur présence est aussi un indicateur de la vulnérabilité des nappes à nos rejets dans les eaux. « Les stations d’épuration, conçues d’abord pour éliminer la matière organique, ne sont pas faites pour éliminer tous les composés organiques de synthèse », explique la biogéochimiste Hélène Blanchoud.


Au niveau européen, des spécialistes réunis au sein du « Groundwater Working Group » tentent actuellement de définir une norme de qualité environnementale pour les PFAS et pour trois produits pharmaceutiques. Un processus de longue haleine qui ouvre la voie à de nouvelles réglementations.

Si l’encadrement de polluants supplémentaires constitue une avancée, Florence Habets, comme d’autres scientifiques que nous avons interrogés, s’inquiète aujourd’hui d’un « recul énorme » lié aux récents allègements de la Politique agricole commune au niveau européen ou au changement de référentiel du plan Ecophyto, en France. « On avait l’impression de progresser un peu, mais on a pris une claque monumentale avec la crise agricole. »



Source : Article le Monde : Publié le 14 juin 2024



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